« Une piscine à ciel ouvert »
Lieux évoqués : Nancy thermal
« Il existait dans cette ville une piscine à ciel ouvert, décatie et qui n’ouvrait que deux mois chaque année. Juillet venait et très tôt en début de journée, on pouvait y faire des longueurs, presque seul, dans cette lumière si nette de huit heures du matin, quand la chaleur monte à peine de terre et que l’humeur est rose comme la Floride.
De jeunes nageurs à l’entraînement plongeaient selon le rythme mathématique et sous la surface, on pouvait voir la synchronicité de leurs battements, le buste idéal des garçons, les jambes des filles qui faisaient mal au cœur, l’exquise facilité avec laquelle ces corps fendaient l’eau bleue dans un miroitement oblique. On aurait dit des armes inventées pour le regard. Parfois, ils étaient si beaux que le temps était pris d’une sorte de hoquet, une hésitation où éclatait l’évidence fixe de leur jeunesse.
Puis la grande horloge marquait midi. Alors des familles qui habitaient tout près, des gamins des quartiers hauts, des ados pleins de rires, des femmes avec leur nouveau-né, des vieillards en slip de bain et le dos caramel débarquaient en nombre.
Le brouhaha durait jusqu’à dix-sept heures, l’eau devenait trouble et il fallait bien du courage aux surveillants, faussement cools et le sifflet aux lèvres, pour discipliner la joyeuse bestialité des hordes de mineurs presque nus.
Le déclin du soleil aidant, le bassin retrouvait bientôt son calme. Sur le parking, une fille sur la pointe des pieds sentait pour la première fois des lèvres sur ses lèvres. De loin, on pouvait la voir refaire toute l’histoire du monde, l’été à quinze ans, des souvenirs qui lui reviendraient sur la plage, deux décennies plus tard, en voyant sa propre fille main dans la main avec un garçon.
Le soir tombait pour finir, tuant la rumeur alentour. Même le clapotis n’osait plus en attendant demain. Un calme sans tristesse venait, et chacun savait qu’il y aurait un autre jour, un été de plus, avec ses cris et des baisers rapides sous les douches.
Mais la piscine fut détruite, on projeta des bains, des curistes, un casino. Les chiffres emportèrent les possibilités de l’été.
Ne resta que la mémoire de ces nageurs dont l’ombre aux contours flous glissait au fond, sur les carreaux de faïence dépareillés. »
Nicolas Mathieu, Le ciel ouvert, Actes Sud, 2024.
Iconographie : © Région Grand Est – Inventaire général