Les onze tours de la ZUP

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : Epinal, une ZUP, une usine, Vosges.

« Dans la pénombre, les yeux sombres de Martel accrochaient la lumière tombée des tours environnantes. Difficile de dire s’ils exprimaient de la colère ou ou du vague à l’âme.

Bruce avait commencé par lui faire des compliments au sujet de son cuir. Elle était super cette nouvelle veste, où est-ce qu’il l’avait trouvée ? Au lieu de répondre, Martel l’avait tout de suite emmené à l’écart, pour discuter paraît-il. C’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés dans le square, sans personne autour. Martel s’était posé sur une balançoire et Bruce avait préféré rester debout, à distance, en faisant des dessins dans le gravier avec son talon.

– Je suis passé chez ton grand-père.

– Quand ?

– Ce serait plutôt « pourquoi » la bonne question.

Bruce s’était raidit. Martel avait pris le temps d’allumer une cigarette. Les onze tours de la ZUP se dressaient tout autour. La plupart des fenêtres étaient illuminées et dans chaque appartement ou presque, on pouvait apercevoir le battement bleuté d’un écran de télé. Il faisait froid et on entendait la rumeur d’une nationale au loin. Martel avait repris la parole :

– Si j’avais su tout ça dès le départ, je me serais jamais mis dans un truc pareil.

– Qu’est-ce qu’il t’a raconté ce vieux con ?

– Ça n’a plus d’importance maintenant. Seulement, dans ce genre de situation, on a besoin d’avoir confiance. Et toi tu disparais, tu réponds plus au téléphone, tu te tailles de chez toi. Qu’est-ce que je dois penser à ton avis ?

Bruce avait hésité.

– Tu peux me faire confiance.

– Putain Bruce…

Martel semblait extrêmement las. Il avait pris une dernière bouffée avant de jeter sa cigarette vers Bruce.

– On peut pas régler ça comme ça, Bruce. Il faut qu’on retrouve cette fille. Et c’est à toi de t’en occuper.

– Et pourquoi moi ?

Bruce avait alors adopté un drôle de ton ; on aurait juré un cancre qui vient de ramasser des devoirs supplémentaires. Pour lui, toute cette affaire appartenait au passé. Cette petite connasse s’était volatilisée, tant mieux pour elle. Pour le fric, on verrait. Si les Benbarek insistaient, il trouverait toujours un moyen. C’est ce qu’il a expliqué à Martel.

– Je crois que tu saisis pas bien. Tes petits copains campent en bas de chez moi dans leur 4X4. Toutes les nuits mec. En plus il faut que je m’occupe du PSE. C’est à toi de retrouver cette fille. Je suis pas en train de te demander un service là. Je te dis ce que tu dois faire.

Martel se balançait doucement et la conversation s’était poursuivie un bon moment. De toute façon, Bruce disait amen à tout, pourvu que Martel se casse. Au bout d’un moment, ils en étaient quand même venus à l’usine et Martel lui avait donné des nouvelles. De son côté, Bruce lui avait raconté sa nouvelle vie chez Hamid, les mômes et Marie-Rose qui rouspétait sans arrêt. »

Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, Actes Sud, 2014, p.156.

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Crédit photo : Dadu Jones

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