Action !

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : Nancy, L’Eden, Domgermain

« Je n’entends pas mon père m’appeler Bernard autrement qu’au téléphone. Ma mère avait fait face et un, deux, trois, pas de photo, j’ai été en pension à Nancy. J’attendais, pour sortir avec elle le jeudi, qu’elle me fasse appeler au parloir. J’attends qu’elle vienne me chercher. J’attends que le haut-parleur dise vite mon nom tout entier devant tout le monde. Je suis tout seul. J’attends mon nom. J’ai peur de ne pas entendre.

J’attendais qu’on m’appelle. Ce n’est que deux ans plus tard que j’ai eu le droit de sortir seul. On est jeudi. Je vais à l’Eden. C’est le nom du cinéma. Ma première action de lycéen communiste aura été, en mai ou juin 51, d’aller à l’Eden empêcher la projection des Mains Sales, d’après la pièce de Sartre. On faisait une action. Et le mot action faisait comme si nous, on était un, deux, trois, une dizaine, on était prolétaires, nous allons, nous allions nous battre.

Je suis du côté des ouvriers. Je suis devant tout le monde, dans le noir, avec tout le monde. Je suis en pension comme David Cooperfield. Je suis contre la guerre d’Indochine. Je vais à l’Eden avec les exploités. Quand, depuis le balcon qui était les places les plus chères, les filles ont compté jusqu’à trois et lancent les tracts en hurlant, je n’ai ni oublié ni fermé les yeux, éteignez ! Nous avons fait comme tout le monde, comme si nous ne les connaissions pas. Le film nous plaisait. Sortez-les vite, je n’ai pas oublié, embarquez les filles. On veut voir le film !

Ce n’est que depuis que je te connais que, pour te connaître encore, je ne ferme pas les yeux dans le noir même si je les ferme quand tu m’appelles.

En octobre 39, dès les premiers bombardements, mon père a voulu que nous soyons à l’abri. Ma mère, mon frère et moi, et un, deux, trois, avons habité a Domgermain, près de Toul, chez un maçon italien, une maison qui n’avait encore ni électricité ni valets ni eau. On courait vite avec un seau chacun, on courait le matin, on courait avant la nuit, sept, huit, neuf, dans mon seau tout neuf, ne le lâche pas ! Je cours vite jusqu’à une fontaine avec tout le monde, avec ma mère, avec les autres, je donne la main a tout le monde, je reviens avec les autres. Je jouais à fermer les yeux. Je ferme les yeux parce que j’ai peur de renverser de l’eau. Je ferme les yeux en donnant la main. Et je vais vite les ouvrir, plus vite que la nuit ne tombe. »

Bernard Vargaftig, Aucun signe particulier, Éditions Obsidiane, 2007, p.62-63.

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