« Une ville qui n’a pas de centre »
Lieux évoqués : quartiers de Nancy.
« Qu’est-ce qu’une ville où les trains disparaissent ? On jouait à la lune. On forme un cercle, et celui qui était au milieu se met à tourner derrière nous, et il lâche un foulard, et vous vous retournez, et si le foulard est tombé prés de vous, il faut se lever, bondir, rattraper le meneur de jeu. Sinon, c’est à votre tour. Telle est cette ville qui n’a pas de centre. Une enfilade de places, dont l’une, au moins, n’a pas été construite. Un point Central, où deux rues se coupent, très vite perpendiculairement. Un foulard tombé prés du canal. Les jardins publics sautent à cloche-pied. Le vent grimpe jusqu’à où, voici peu, c’était encore la promenade des lycéens pensionnaires : le Haut du Lièvre, le Haut de Chèvre. Fermes, jardins, friches, devenus vitesse et langage. L’autre côté va comme jusqu’aux Vosges.
Si vous n’avez pas vu que le foulard vous désignait, vous allez au milieu, et vous tournez autour. Ou lentement, comme un pan de la ville, rire en mi-coin, clin d’œil, hésitation. Ou très vite, en se penchant. Il y a les fleuristes et les cafés autour de l’Hôpital, puis une longue rue qui a dû être ouvrière, et ça file vers les salines. Ou vous vous mettez à tourner en sens inverse, en passant sous les pylônes et les câbles où glissaient les wagonnets de minerai. On ne voulait pas être au milieu et courir tout autour, et on voulait. Et si c’était à moi d’avoir le foulard, je le nouerais en même temps sur tes yeux et sur ce que tu ne dis pas.
« Hop ! Attrapé ! » disent les places. Celles qui sont parkings, celles qui sont désertes, et quelques autres. Les places sont faites pour saisir. Aveuglement d’or, aveuglement d’arbres taillés, ruissellement d’écho, craquement de neige ou pli de lumière. Une place où vous ne dites pas « Qui suis-je ? » n’est pas une place. Toutes les places de Nancy sont comme un cri. Ecoutez bien. »
Bernard Vargaftig, Colette Deblé, Nancy, éditions Aencrages, 1988.
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