« Nancy, même sous le soleil, n’a rien d’une ville riante »

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : Rue Saint-Jean, Centre commercial Saint-Sébastien.

« Gloria remonte la rue Saint-Jean à grandes enjambées, sous une pluie qui se prend pour une douche. Trempée, elle se sent conne, cradingue et super à la rue : elle avait emménagé chez lui, et quelque chose lui dit qu’après la scène qu’elle vient de faire, elle est – de façon provisoire – SDF. Elle passe en revue les appartements des gens qu’elle connaît. La plupart ont fait des enfants et n’ont plus la place pour héberger quelqu’un. Dans la bagarre qui vient de prendre fin, elle a lancé son portable contre le mur. Pour une fois qu’elle avait un petit peu de forfait… Elle voudrait appeler Véronique, la seule personne qui pourrait peut-être la dépanner quelques jours, mais elle n’a plus son numéro, ni le moindre euro pour l’appeler… De toute façon, à l’heure qu’il est, elle bosse. Gloria n’a pas une thune en poche, elle décide de remonter à pied jusqu’au Royal, c’est-à-dire au-dessus de la gare, c’est-à-dire à l’autre bout de la ville. Combien de fois s’est-elle plainte de ce que Lucas habitait trop loin de son bar ?
Nancy, même sous le soleil, n’a rien d’une ville riante, à ses yeux en tout cas. Alors, sous la pluie, ça se déploie dans les gris et trouve sa dimension glauque, clapoteuse, limite intéressante, tellement c’est déprimant. Ville de l’Est, ciel bas, bâtiments de deux étages, quelques-uns jouissent d’une belle architecture, mais dans l’ensemble impossible d’ignorer que ce ne sont pas des maisons de médecin. A cause de la pluie, les clochards et les jeunes punks à chien se sont réfugiés dans le centre commercial Saint-Sébastien. Des gens se sont collés contre les vitrines, pour se protéger un peu. Bruit des bus électriques, klaxon typique, qui ne fait pas mal aux oreilles. Parcours jonché des mêmes enseignes que si elle marchait dans n’importe quelle ville d’Europe : Footlocker, Pimkie, H&M, Body Shop… des vitrines moches, trop éclairées, aseptisées. Jamais rien de mal foutu, de traviole ou de surprenant. Le long des rues dorénavant, plus une seule vitrine ne détonne : il ne reste plus d’espace pour ça dans les villes de l’époque moderne. C’est morbide et glacé, comme marcher dans une morgue de couleurs vives. La pluie glisse le long du dos de Gloria, dégouline, glaciale, jusqu’à la ceinture de son benne. »

Virginie Despentes, Bye Bye Blondie, 2004, Editions Grasset, p.11 à 13.

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