Corinne, souvenirs
Lieux évoqués : Nancy, les Vosges.
REBECCA
« Garçon, garde tes excuses, garde ton monologue, garde tout : il n’y a rien en toi qui m’intéresse. Si ça peut te rassurer je suis encore plus furieuse contre le funeste imbécile qui m’a envoyé le lien vers ta déclaration, comme si je devais être tenue au courant de chaque insulte dont je fais l’objet. Je me contrefous de ta vie médiocre. Je me contrefous de l’ensemble de ton œuvre. Je me fous de tout, te concernant, sauf de ta sœur.
Bien sûr que je me souviens de Corinne. Je n’avais pas repensé à elle depuis des années mais dès que j’ai lu son prénom c’est revenu comme si j’ouvrais un tiroir. On jouait aux cartes sur une luge qui servait de table basse dans sa chambre. On ouvrait les volets et on fumait des clopes que je volais à ma mère. Dans ta famille vous aviez un micro-ondes avant tout le monde et on y faisait fondre du fromage qu’on étalait sur des biscottes. Je me souviens aussi être allée la voir dans les Vosges – elle travaillait comme mono dans un genre de chalet avec des chevaux. La première fois que je suis entrée dans un bar c’était avec elle, on a joué au flipper en prenant un air dégagé, comme si on avait fait ça toute notre vie. Corinne avait une moto – vu l’âge qu’on avait ça devait être une mobylette améliorée. Elle fumait des Dunhill rouges et buvait des demis citron. Quelques fois elle parlait de l’Allemagne de l’Est et de la politique de Thatcher, des trucs dont personne ne se préoccupait à l’époque autour de moi.
J’ai détesté Nancy, j’y repense rarement, et je n’ai aucune nostalgie de l’enfance – ça m’a surprise que quelque chose me revienne de cette jeunesse et qui soit agréable. »
Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, 2022, p. 10-11