Californie !

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : La Californie

Rebecca

«  Tu n’as pas d’amis avec qui parler ? Je n’ai pas eu le temps de te demander comment allait ta sœur que tu m’envoies toute sa biographie. Heureusement que cela m’intéresse, il m’a fallu tout l’après-midi pour lire ton mail. Non je n’avais pas capté que Corinne aimait les filles mais maintenant que tu me le dis, je me demande comment je faisais pour ne pas m’en rendre compte. Je la revois à la MJC en short avec sa raquette de ping-pong en train d’éclater tout le monde et c’est clair qu’elle était une sorte de caricature de gouine. Mais on n’y pensait pas. Il y avait quelques pédés dans notre entourage. Mais le filles, pour moi, dans les années 80, on était hétéros, c’est tout. […]

Ils ne manquaient pas d’humour, à l’époque, quand ils baptisaient les quartiers, Nous on vivait à la Californie. Si c’est pas du foutage de gueule, je n’y connais rien. Je ne garde aucune nostalgie de l’enfance mais ce n’était pas un mauvais quartier où grandir. Je souffrais du manque d’espace à la maison, ça oui. J’avais deux grands frères, il y avait du bruit tout le temps et ils déployaient une énergie animale qui faisait que notre appartement devenait une cage. J’aimais bien aller chez vous. Corinne avait sa chambre à elle. Vos parents n’étaient jamais là. Il y avait du calme. J’aimais bien ce quartier. Je n’ai jamais pensé à me dire que c’était laid, là où on vivait.

Mais maintenant quand je retourne dans ma famille, je vois nos maisons d’enfance à travers le regard des autres. Ce n’est pas la misère. C’est encore autre chose. C’est abandonné. C’est avoir grandi dans des endroits dont tout le monde se fout.

Quand je suis allée au lycée à Nancy, certains de mes nouveaux amis vivaient dans des appartements plus spacieux au centre-ville, ou des maisons coquettes dans des lotissements récemment construits. Je trouvais ça aussi chiant que chez moi. Et leurs parents, pas mieux. Ça se voyait que les mères picolaient et que les pères étaient des gros caves prétentieux. Je n’ai jamais songé à avoir honte. J’ai eu quinze ans dans ce bref intervalle – je me contrefoutais de savoir que chez moi on n’achetait pas du Nutella mais une sous marque à la con. Je n’avais qu’une idée en tête, me tirer de cette ville de province et aller voir des concerts à Paris ou à Londres. Je voulais vivre avec des musiciens. Alors ce n’était certainement pas le carré Hermès d’une bouffonne courte sur pattes en terrasse au Commerce qui risquait de me déstabiliser. C’était toute une vie que je voulais laisser derrière moi. »

Virginie Despentes, Cher connard, Grasset, 2022, p.20.

Catégories : Virginie Despentes