« Les trois places de Nancy »
Lieux évoqués : Gare, Place Stanislas, Place de la Carrière, Place d’Alliance
« M. Asmus, professeur allemand, qui habite Metz, est venu visiter Nancy.
Aussitôt arrivé, il s’en alla tout droit vers ce qui fut préparé pour plaire, et de la gare descendit sur les trois places fameuses que la ville, tout empressée qu’elle soit aux affaires, conserve comme des salons où recevoir et éblouir les étrangers. Le bel endroit charmant de clarté, d’équilibre et d’élégante fantaisie ! Aucune ville au monde n’offre une œuvre du XVIIIe siècle comparable à cet ensemble architectural construit par les ouvriers de la Lorraine sous la direction de l’un d’eux, Emmanuel Héré, qui s’était approprié la fleur des ouvrages classiques de France et d’Italie.
Ici demeure fixée la minute rapide où notre société atteignit un point de perfection. Ce Nancy perpétue les sentiments, les manières d’être d’un monde où la plus extrême politesse fleurissait sur un fond sérieux jusqu’à la sévérité. Il y avait en haut une infinie délicatesse, une délicatesse à faire frémir, mais, soutenue par des réserves magnifiques de santé et d’honnêteté. Toutes ces belles choses de Lunéville et de Versailles, si plaisantes et si libres, étaient comprises par un peuple consciencieux d’ouvriers. Ce double caractère, cet heureux équilibre de la discipline et du caprice, c’est la gloire du Nancy de Stanislas. On y trouve la marque d’une volonté sûre de soi, servie avec la plus brillante exactitude. Quelle leçon de justesse dans la pensée et dans l’exécution ! Ces trois places font trois inventions de la plus belle unité, en même temps qu’elles contrastent nettement les unes avec les autres. Chaque feuille de ce beau trèfle semble s’offrir comme un emblème.
Ici la place Stanislas : un vaste palais, quatre grands pavillons et deux plus petits, tous les cinq d’un style noble et grave, la dessinent, et ces bâtiments majestueux, à la Louis XIV, prennent leur grâce des fameuses grilles, égayées d’or, et des fontaines rococo, cependant qu’ils les relèvent en noblesse. Véritable place royale, elle étale largement aux regards un principe bien assis de gouvernement, réglé, contenu par les hommes d’étude, policé par le sentiment féminin, obéi par l’énergie ouvrière.
Toute voisine, la Carrière où nous conduit un arc de triomphe, avec les graves maisons qui bordent son rectangle, nous donne l’idée d’une classe solide, fortement installée pour la défense sociale. Et non loin, un peu à l’écart, la petite place d’Alliance, uniforme solitaire et taciturne, où le jet d’eau retombe dans le carré des tilleuls, exhale une sorte de mélancolie janséniste et nous rend sensible encore la douloureuse crise de la conscience nationale séparée de ses ducs…
Bien des automnes se sont entassés, avec les feuilles de ces vieux arbres, sur la source lorraine, et pourtant, auprès de la fontaine de Cyfflé, on entend toujours s’égoutter nos regrets. »
Maurice Barrès, Colette Baudoche, 1909. Dans Lectures lorraines, Société Lorraine des Etudes locales dans l’Enseignement public, Berger-Levrault Editeurs, 1931.
Iconographie : Limédia galeries