Boucherie à l’épicerie

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : Nancy, Toul

« Elles arrivent très en avance vers Nancy. À la hauteur de Toul, elles s’arrêtent dans une épicerie isolée au bord de la route. Une boutique qui fait essence et vente d’alcool et de bouffe. On se croirait au Texas, en modèle réduit et verdoyant.

L’autoradio braille.

Je voudrais pouvoir compter sur quelqu’un. Je voudrais n’avoir besoin de personne.

Nadine coupe le moteur. Elle se souvient d’avoir écouté cette chanson en pensant à d’autres choses. Avant de tomber sur Manu, une époque révolue où elle se sentait seule.

La petite braille :

– Putain, c’que j’ai soif ! Putain, c’qu’on tient l’alcool, on a pris du grade. Une bouteille de whisky dans la matinée. Et hop !

Elle fait des sauts de cabri sur le parking. Regarde autour d’elle et recommence à brailler :

– Putain, c’est chouette ce coin. Comme on est en avance, on va pouvoir aller pillav dans la forêt. C’est chouette la forêt, tu trouves pas ?

Le soleil est toujours aussi blanc et appuie sur la peau. Nadine sent son flingue à l’intérieur de sa veste, un poids présent et agréable.

Manu rentre dans l’épicerie sans l’attendre. Nadine traîne un peu à se regarder dans les vitres de la voiture. Elle ressemble vraiment à un mec avec une certaine classe.

L’épicerie est basse, une grande pièce sur un seul étage. Les portes sont grandes ouvertes et il fait sombre à l’intérieur. Nadine s’approche. De loin, voit Manu sortir son flingue, en ombre car elle est à contre-jour. Détonation. Au moment où elle arrive à la porte, Manu chancelle. Seconde détonation. Nadine entre dans le magasin, distingue une silhouette debout à l’autre bout du magasin. Elle tire trois fois. L’ombre s’effondre mollement, sans même riposter.

Les yeux de Nadine s’habituent à l’obscurité.

Manu est par terre. Des corps maintenant Nadine en a suffisamment vu pour savoir à quoi ça ressemble. Et pour comprendre que quand le sang coule de la gorge aussi abondamment on peut parler de cadavre.

Manu, on peut appeler ça un cadavre.

Elle ne peut se résoudre à se pencher sur elle.

D’ailleurs, pas la peine de s’assurer qu’elle est morte.

S’assurer qu’elle est morte. Pas la peine. »

Virginie Despentes, Baise-moi, Éditions Bernard Grasset, p.266-267, 2015.

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