« Il porte un boa multicolore autour du cou »
Lieux évoqués : Rue de la Commanderie, Place Carnot, Nancy.
« Il porte un boa multicolore autour du cou sur une chemise blanche à froufrous. Un short bleu électrique recouvre le haut des cuisses qu’il a parfaitement épilées, comme le reste de ses jambes. Une perruque poudrée de valet est fichée sur sa tignasse grise et son visage est maquillé d’une façon grotesque. D’un pas rapide, le dos cambré et les coudes tirés vers l’arrière, hissé sur des chaussures de femmes à talons compensés, l’heureux propriétaire du restaurant « Le marmiton » remonte la rue de la Commanderie en chantant à tue-tête le tout petit bikini de Dalida. Et personne ne trouve rien à redire à tant d’excentricité. Enfin, peut-être, quelques femmes au cœur religieux et à l’âme bourgeoise sortant de la confiserie des « Sœurs Macaron » avec leurs biscuits secs ont-elles une moue dégoûtée en croisant l’énergumène sur les pavés ? Parfois, les enfants s’effarouchent devant l’individu au pedigree douteux et reculent d’un pas, derrière le cabas de maman. Mais rien ne viendra troubler le trublion. Notre ville a besoin de son bouffon et celui-ci est magnifique. Il porte le nom d’un poète bohème, des bagues à chaque doigt et boit son café au kiosque à sandwichs de la place Carnot.
Il a juste un boa rose vif autour du cou sur une chemise blanc cassé dont les pans retombent de chaque côté des cuisses. Une cravate d’une taille démesurée descend depuis son cou. Une perruque à couettes blondes est fichée sur son crâne et le haut de son visage est couvert de peinture rouge. Tandis qu’il arrange dans un vase les roses fanées qu’il a cueillies ce matin au parc de la Pépinière – avec l’autorisation des jardiniers de la ville – , le Jeannot me regarde et sourit. J’ai vingt ans. Je suis assise à une table du restaurant « Le Marmiton » dont la décoration multicolore et les couches successives de papier peint sur les murs évoquent le caractère exubérant du personnage. Des amis m’ont laissé un message dans la soirée : on t’invite dans un restaurant incroyable, rendez-vous à vingt heures, mange avant de venir. Ces amis sont installés autour de moi et ne cessent de rire aux frasques de Jeannot. Il n’y a pas cinq minutes, il a mis à la porte un client dont le faciès ne lui convenait pas, le poursuivant dans la rue avec une poêle à frire. J’ai vingt ans, l’estomac plein, et devant moi, ce même homme a posé une assiette remplie de soupe verte presque froide. Il s’étonne que je ne mange pas. Il s’étonne que personne ne mange jamais dans son restaurant. Mais il ne me gronde pas. Il guette sur le rebord de mes cils comme un signe, un petit quelque chose. »
Sophie Loubière, Le Jeannot, Nouvelle enregistrée et diffusée sur France Inter (PARKING DE NUIT).
Lu par l’auteure. Pour avoir l’intégralité de l’histoire : https://soundcloud.com/sophie-loubiere
En savoir plus sur l’auteur
Cette nouvelle rend hommage à Jean-Marie Humblot, dit Jeannot, personnage original dont l’esprit et l’allure ont marqué la ville de Nancy dans les années 90. Ce restaurateur a été victime d’un crime homophobe en 2003.