Lieu évoqué : Le Port, Dombasle-sur-Meurthe

« C’est presque le soir. C’est presque l’été. La lumière est douce, vaguement rose. La voix de Valérie est une musique. Il y a des merles aussi, et au loin, comme un soutènement sonore, la rumeur caverneuse de l’Usine. Je n’ai droit qu’à une seule prise. Elle est réussie je crois. Le plan-séquence dure plus de dix minutes. Il n’est pas totalement perdu : je parviens aujourd’hui encore à en visionner certains moments. Mais le beau, c’est aussi le non-vivant, l’eau rapide du barrage dans laquelle les pieds nus des enfants s’enfoncent quand ils vont explorer l’Île aux corbeaux. Le faîte des peupliers centenaires qui les dominent et les ignorent. Leur écorce de vieil éléphant. Les hautes balsamines aux tiges creuses, d’un vert laiteux, fragile, et leurs fleurs cousinant avec les orchidées. Leurs graines qu’un roulement de doigts fait jaillir hors de la cosse. Les poutrelles rongées de lèpre des antiques installations industrielles. Les pontons effondrés. Les jetées de béton sur lesquelles des lichens et des fientes de mouettes dictent d’abstraits pictogrammes. Les péniches arrêtées, hagardes, parfois abandonnées dans le port du canal, avec leurs ventres de mousse, basculées au tiers dans la vase où somnolent carpes et barbeaux. »

Philippe Claudel, Au tout début, éditions Aencrages & Co, 2016.

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