Les Grands Moulins

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : Grands Moulins, Nancy

« Lorsque débute la promenade, à peu près à la hauteur du viaduc, on peut se croire, selon la saison et si on ferme les yeux, à Venise : même parfum de vase, de pourriture agréable, de relents sucrés d’eaux flétries ou moribondes.

Il est assez facile en définitive de recréer l’odeur de la lagune de la Sérénissime. Souvent la moindre rivière mal entretenue ou la plus insignifiante station d’épuration des eaux, à certaines heures, y parviennent sans difficultés. Si l’on poursuit la promenade en direction des Grands Moulins, on voit sur sa droite des rouleaux de mâchefer, flambant neufs, friser la crête d’un muret et interdire l’accès aux grands silos qui filent très haut vers le ciel. On peut se demander contre quelle incursion ils sont censés les protéger. On n’a encore jamais entendu rapporter des attaques de silos, comme jadis il y avait des attaques de diligences ou de convois de fonds.

À gauche, un bras de la Meurthe sort, étale, des voûtes des Moulins et se casse à la hauteur d’un petit barrage constitué de grosses pierres. Des dizaines de canards col-verts, essentiellement des femelles – où sont les mâles ? partis à la pêche ? – décorent l’endroit. Il y a aussi un héron pensif et quelques mouettes, agaçantes par leur activité frénétique et stérile. Soudain, comme je me suis approché du passage souterrain, l’odeur vénitienne fait subitement place à celle, étrangement violente, des fientes de poules. C’est comme si j’étais entré sans y prendre garde dans un gigantesque poulailler ou pigeonnier imprégné de l’odeur du grain, de celle des plumes et de celle de la merde d’oiseau. Je m’attends à découvrir quelque part des œufs. Je lève la tête : bâtiments énormes, innombrables fenêtres aux vitres brisées. Rien d’autre. Je m’engouffre dans le passage et croise là une femme habillée d’un jogging noir qui promène son chien – une maigre horreur blanche au regard exophtalmique et pleureur -, à laquelle je dis bonjour, mais qui ne me répond pas. »

Philippe Claudel, Quartier, éditions La Dragonne, 2007, p. 42.

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