Ombellifères
Lieu évoqué : Rambervillers
« C’est une fin de juin pluvieuse et douce, presque chaude. L’école est derrière moi. Une grande serre s’est posée sur la campagne, préservant dans sa buée nourricière les berges du Sânon, le Rambêtant, les premières fermes de Sommerviller dont je devine les toits au loin. Étuve. L’herbe déjà haute est trempée. À chacun de mes pas, elle sèche contre mes cuisses en y déposant des gouttes tièdes qui dévalent jusque dans mes bottes. Je la caresse avec mes mains. Je ferme les yeux. Je ne veux pas voir, juste sentir. L’eau. Le printemps. Les odeurs de terre mouillée, impatiente d’accueillir de jeunes verdures. Je cherche. Je les sais toutes proches. Je veux une fois de plus être la victime de leur sortilège. Ce sont les sirènes des champs. Elles séduisent le promeneur par leurs étuves verts d’aneth et le pauvre ne peut ensuite s’attacher à d’autres herbes, hanté qu’il est toujours par la fragrance cumineuse où on peut reconnaître, atténuées, des notes éparses d’anis et de girofle. Ombellifères. Et le nom tout à la fois féminin et terminé abruptement par une finale mâle est un sésame de conte. Je le murmure en marchant. Je le répète. Ombellifères. Ombellifères. Grande tête couronnée aux fleurs petites disposées déjà comme un bouquet, aigrette d’élégante que je retrouverai plus tard dans les pâtes de verre opalescentes et les marqueteries rousses d’Emile Gallé, et dont les odeurs se délacent dans l’air, comme ces complexes corsets qui emprisonnaient jadis le corps impatient des jeunes filles et celui plus lourd, alangui et capiteux de leurs mères. »
Philippe Claudel, Parfums, Editions Stock, 2012, p. 132