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Lieux évoqués : Rue Oberlin, rue Sébastien Leclerc
« La délicieuse sensation du monde à l’envers, toujours lorsqu’on se promène rue Oberlin ou rue Sébastien Leclerc, et qu’une péniche vient à passer sur l’eau du canal tout proche, mais qui nous domine de plusieurs mètres. L’étrangeté née de ce contrebas, qui amène entre ciel et terre le pont de la péniche, lui donne une légèreté de ballon dirigeable, et la semble tenir prête à réellement s’envoler pour peu que le marinier qui la pilote soit un peu tête en l’air.
Un soir de quatorze juillet, je cherche dans le quartier le fameux bal. Je marche dans les rues dont toute vie semble s’être retirée au bénéfice d’un silence chaud que cogne de temps à autre, sans grande conviction il faut bien le dire, des pétarades lointaines. Par endroits, des odeurs de grillades cuites sur des braises passent, et s’envolent aussitôt dans le petit vent. J’entends aussi des voix, sans savoir pour autant si elles sont lointaines ou proches. Tout cela d’ailleurs donne aux rues lavées par la lumière champagne des réverbères une étrangeté qui n’est pas pour me déplaire, et qui soudain me fait me souvenir de L’Invention de Morel, cet incomparable roman de l’Argentin de Bioy Casares, dans lequel se rejouent à l’infini de scènes enregistrées, sans que leurs acteurs s’en puissent enfuir, et de fil en aiguille, tandis que ma promenade se poursuit entre ces pâtés de maisons qui n’ont pourtant rien d’exotique, non, vraiment rien, je me mets à songer à d’autres livres sud-américains, aux circonstances dans lesquelles je les ai lus, et aux lieux qui ont servi de cadre ou de prétexte à ces lectures. A penser à toutes ces histoires irisées de mélancolie et de pampa, je suis parvenu sur les berges de la Meurthe, non loin des Grands Moulins. »
Philippe Claudel, Quartier, Éditions La Dragonne, 2007, p.18.