Paraison
Lieux évoqués : Place Saint-Epvre, Cristalleries Daum, rue des Carmes
« – He gamin, ouvre le moule, j’arrive avec la paraison, on ne doit pas rater cette aiguière, elle est pour le mariage de la fille d’un juge de la Place Saint-Epvre.
Déjà Paul se précipitait devant Raymond qui venait de cueiller le verre en fusion au bout de sa canne dans le four à pots. Il s’agenouilla devant le moule, l’ouvrit en gardant les mains sur les tiges qu’il allait actionner. Il les refermait sur la paraison que Raymond mettrait à l’intérieur tout en soufflant dans la canne et sans cesser de tourner dans la paume de ses mains. C’est là précisément qu’intervenait Mathieu qui, avec des pinces, allait tirer sur le verre pour lui donner sa forme.
Deux ans plus tôt, Mathieu était à la place de Paul, heureux d’avoir été accepté à la verrerie lorsque Henri l’avait présenté. Il n’avait pas voulu se faire recommander de son grand-père ni faire appeler les frères Geslot. Mathieu voulait être un apprenti comme tous les autres apprentis. Il voulait connaître toutes les étapes de la fabrication du verre.
Dans les tous premiers mois de son apprentissage, il avait porté les caisses de verre à polir ou à tailler. Il avait tiré les chariots, aidé au chargement du sable fin venu de Reims. Il pelletait avec ardeur. Il poussait les brouettes jusqu’à la chaîne à godets pour la charger de silice le minium, de carbone et de potasse. Le soir, quand éreinté, il rentrait rue des Carmes, les vêtements poussiéreux et tachés, Lucienne l’attendait et secouait la tête :
– Mais non, disait-il en se déshabillant, tandis que Lucienne préparait un bain avec toutes sortes de senteurs pour se délasser, je suis content, je progresse. Et puis je vais aussi à l’école. J’apprends le dessin. Monsieur Antonin Daum vient parfois nous rendre visite ou nous donner des cours. C’est un artiste. Il a des idées plein la tête et il nous fait rêver, ajoutait-il encore réjoui.
– Si c’est pas malheureux un monsieur de famille, de s’user la santé à la tâche.
– Et vos mains reprenait Lucienne, qui n’osait plus le tutoyer depuis que sa voix muait et qu’elle avait vu l’ombre d’une moustache naître sous son nez. Quand je regarde vos mains, j’ai un haut-le-cœur.
– Et pourquoi, Lucienne ?
– Elles deviennent calleuses. Ce sont des mains d’ouvrier.
– Oui, mais pas n’importe quel ouvrier, Lucienne, des mains de verrier ! Maître verrier, c’est ce que je veux devenir !
En deux ans, Mathieu avait énormément progressé. Il savait tirer le verre, le couper. Il aimait bien travailler avec Raymond. Tous deux se comprenaient d’un regard, d’un mouvement de sourcil. »
Elise Fischer, Les alliances de cristal, 2002
Iconographie : Wikipedia