Générations de femmes

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieu évoqué : rue de la Hache, Nancy

Crédit photo : Dadu Jones

« Par grand-mère, j’apprends que Damien a été reçu par les parents de Jacinthe. Il est le fiancé officiel. Tout est clair à présent. Tant mieux pour elles ! Les fiançailles ont eu lieu à la Saint-Nicolas, mais dans la famille du garçon en Bretagne. C’était plus facile d’accueillir la famille lorraine à Bécherel. Les Bretons étaient trop nombreux et il eût été difficile de les loger aux Alouettes.

Je n’ai pas eu le droit de m’y rendre. Mais je n’en ai pas pris ombrage ou gardé rancune. Á quelques semaines de la naissance ; le cœur n’y était pas.

– Regarde, grand-mère, mon petit Antoine qui sourit aux anges qui lui disent que la vie sera belle pour lui. Il est beau, n’est-ce pas ?

Grand-mère hoche la tête et, ce que n’a pas fait ma mère, elle le prend dans ses bras et le berce doucement en chantonnant. Les larmes me viennent aux yeux. Il est vrai que la naissance d’Antoine l’a faite arrière-grand-mère et qu’elle s’en dit heureuse. Je ne pouvais pas imaginer cela. Et voilà qu’elle m’avoue qu’avec grand-père, qui était porté sur la chose, elle a dû céder avant le mariage.

– J’étais grosse avant le oui devant le maire et le curé… Mais de pas longtemps. J’ai eu de la chance, je n’ai pas été prise du premier coup. Ton père est né à huit mois et une semaine. Pas trop gros. Les cancanières n’avaient qu’à bien se tenir. Parfois, dire non à un homme est difficile. Si on se refuse trop, il ira voir ailleurs, c’est ainsi. Il ne peut pas se mettre un petit nœud pour tout contraindre. Certains hommes n’ont pas d’autres choix que celui de se rendre à Nancy, rue de la Hache par exemple. Les filles les attendent sous les portes cochères ou arpentent le trottoir. Et après, bonjour les cochonneries qu’on peut attraper. C’est moche… Il faut savoir, malgré ce qu’on enseigne aux filles qu’on veut vertueuses, que si on cède, quand on aime, on n’est pas une catin pour autant.

Elle me fait rire et je lui tends une main qu’elle saisit. Elle a la peau douce des bourgeoises, des femmes qui sont aidées dans les rudes travaux de la maison comme la lessive. Elle a mis son tailleur bleu de nuit. Et son cœur, pour moi, s’est paré d’une lumière de jour. Une clarté à nulle autre pareille qu’elle répand dans cette chambre. Je pense à Jacinthe qui trouve toujours les mots pour les pièces qu’elle écrit. Voilà qu’un peu de beauté affleure chez moi. Serais-je capable d’écrire ? Je souris. L’urgence, c’est de vivre sereine et souriante pour ce petit être qui m’éveille à l’instinct maternel, sans qu’il soit le fruit de l’amour. Je voudrais lui parler joli, fleuri, lui inventer des berceuses, lui promettre une vie de rêves et je me sens si démunie. Je l’ai confié à Pierre-Jean. »

Elise Fischer, Marionnettes d’amour, Calmann Levy territoires, 2020 p.130

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