« Grand-mère Soleil »
Lieux évoqués : Parc de la Pépinière, Place Stanislas
« À l’autre bout de la ville, après avoir traversé à pied le parc de la Pépinière et la place Stanislas, avec ses deux sacs en toile cirée noire qui lui battaient les jambes, Marie allait marchander viandes et poissons.
Elle se faufilait dans les marchés à ciel ouvert où elle avait ses habitudes et ses têtes.
Longtemps elle discutait pour épargner quatre sous. De l’ongle, elle soulevait les ouïes d’un brochet ou d’une tanche pour en apprécier la fraîcheur.
En règle générale, elle se méfiait des nouveautés comme des prix trop bas qui, selon elle, dissimulaient des pièges. « Jeannot, ce que tu payes en moins, tu le payes avec ta santé ! »
Si Marie bêchait, sarclait, arrosait, semait, enfonçait bien droit ses tuteurs et ses épouvantails à moineaux (interdisant à Charles, mon père, de venir l’aider sous le prétexte qu’un comptable comme lui n’entendait rien aux plantes !) ce n’était pas seulement pour récolter, bon an mal an, carottes, navets, tomates, haricots, aulx, oignons et autres patates qui assuraient notre quotidien, c’était aussi pour faire pousser des fleurs que, par brassées, elle allait déposer sur les autels de notre église paroissiale.
Avec Marie, ma grand-mère Soleil, selon les saisons, nous allions, la main dans la main, semer le persil (qui pousse difficilement, le sais-tu ?), couper les lilas, ramasser, dans notre petit verger, les mirabelles, parfois marquées de taches de rousseur. Jeannot, me disait-elle en riant : « Ne jette pas celles qui sont mangées par les bêtes, ce sont les meilleures ! Tu sais, les bêtes elles ne sont pas bêtes ! »
À l’automne, dans les vignes de la sœur de Marie, Louise (la taciturne), nous allions cueillir les grappes d’un raisin aigre, puis arracher les pommes de terre dans un champ minuscule situé juste en dessous du cimetière d’Essey-les-Nancy où, depuis plus de cinquante ans, ma chère Marie fait semblant de dormir (mais, moi, je sais bien qu’en douce, elle accompagne toujours le Vagabond qu’elle a tant aimé et qui se fait vieux).
Grâce à ma chère Marie, rituellement le lundi soir, nous avions la soupe aux poireaux tailladés en barbes vertes. »
Jean-Marie Drot, Grand-mère soleil, Éditions Aléas, 2010.
Iconographie : Limédia galeries