Une tempête dévastatrice
Lieux évoqués : Remiremont, Saint-Maurice-sur-Moselle
« De la tempête, Lazare n’avait vu que les marques et stigmates retransmis par les émissions télévisées, les reportages photo des journaux et magazines gourmands, les quelques cicatrices éparses échelonnées dans la vallée de part et d’autre de la départementale entre Remiremont et Saint-Maurice (…) et les malheureux bouleaux déracinés du « jardin » de Mielle et Bernard, leurs souches dressées comme des galettes de terre noire plantées dans le sol par la tranche. Il n’avait pas eu l’occasion d’aller se rendre compte ailleurs, au long des itinéraires de balades qu’il avait empruntés avant – ce qui du reste n’était pas recommandé, voire interdit par les municipalités et l’ONF. De ce qu’il avait vécu au passage de l’ouragan, il ne gardait pas le moindre souvenir, pas une image, pas une sensation. Le néant – comme si le vent hurleur lui avait épluché à vif une grande couenne de conscience.
A présent il voyait, le nez dans le pus du désastre, traversant à cœur la dépouille en lambeaux hirsutes de l’immense cadavre abandonné.
La tension lovée en lui depuis l’angoisse qui lui râpait les nerfs à sa sortie de la bibliothèque se fit plus frémissante. Devint véritablement pénible, au fur et à mesure qu’il s’enfonçait plus avant dans la plaie, que celle-ci prenait de la largeur et des allures d’avenue conduisant aux vallées dénudées du malheur.
Plus d’une fois, Lazare se sentit sur le point de tomber en lui-même, de basculer depuis le seuil étroit de la seule porte prête à s’ouvrir à l’intérieur d’une maison qu’il avait eu le grand contentement de hanter longtemps, d’où il avait été expulsé et jeté aux froidures de la rue, et dont l’accès lui était redonné. Il ressentait cette impression de soulèvement et de gonflement intérieurs quand il était sur le point de se souvenir. Une masse grouillante se tenait là dressée appuyée dos au mur et couvant la maison, et il suffisait d’un rien pour qu’elle crève et s’insinue par un millier de fissures. Il se tenait à la fois au centre précis de cette tension et au centre précis du monde, et tout en même temps s’en éloignait. Il n’y a pas quatre chemins pour s’éloigner des bords du monde quand on en trouve le centre.»
Pierre Pelot, C’est ainsi que les hommes vivent, éditions Denoël, 2003, p. 947.