Cheminot

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieux évoqués : Contrexéville, Epinal, Vosges.

« Mon père n’était pas militaire mais portait, sur sa casquette, deux étoiles d’argent. Il disait appartenir à la Compagnie, le mot qu’il employait pour désigner un patron sans nom, une uninationale sans visage, la Société nationale des chemins de fer français. Il posait des rails, serrait les éclisses des traverses, enfonçait les tire-fond. Fourbu, il rentrait le soir, nez au vent, assis sur le capot des draisines. Il aimait fanfaronner, dire qu’il avait eu son permis-voiture : « perdu pendant l’exode » mentait-il ; chevauchait sans selle – uniquement pour épater ses compagnons de travail – des pur-sang qui paissaient tranquillement dans des clos jouxtant la voie ferrée ; roulait sans frein sur de vieilles motos pétaradantes qu’il repeignait immanquablement en marron […] et qui me faisaient honte. Il buvait chaque jour son litre de vin Kiravi onze degrés, faisait réchauffer au bain-marie la gamelle d’émail que lui préparait ma mère, travaillait à longueur de saisons sous le soleil, sous la pluie, sous les tempêtes de neige, il était de ces hommes que la soumission aux intempéries fait vieillir plus vite que d’autres.

Quel autre exemple donner d’un père aimant et patient ? Il m’accordait deux ou trois fois l’an le droit de lui couper les cheveux. J’avais sept ans. Juché sur un petit banc de bois posé derrière la chaise où il restait sagement assis, armé d’un peigne et de ciseaux, je faisais de mon mieux pour réussir les dégradés de sa nuque, sans rupture pileuse intempestive.

Inscrit au syndicat FO, il prit un jour la tête d’une grève en kidnappant une locomotive suivie de quelques wagons pour emmener ses collègues manifester à Épinal, la préfecture. Le soir, il revint à la maison cerné par deux gendarmes et me dit lorsqu’il vit le lendemain sa photo en première page des journaux locaux : « Si un jour tu deviens journaliste, souviens-toi qu’il te faudra revenir après que les faits aient eu lieu, pour que ne reste pas dans la mémoire des gens la réalité brutale d’un événement pris à chaud. » Il aimait la justice et tentait de la faire respecter. Avec panache !

Une lointaine cousine d’Amérique habitant Sycomores Avenue à Los Angeles nous envoya dans les années cinquante des colis de vêtements, chemises écossaises, salopettes, bottes mexicaines… Je vis ainsi partir, à mon grand désespoir, les premiers jeans Levi Strauss qui allaient devenir l’incontournable uniforme de ma jeunesse et que mon père distribuait à plus pauvres que nous. Car j’ai omis de dire qu’en plus de fanfaron il était généreux.

Très tôt, je fus convaincu qu’il me faudrait tout entreprendre pour ne pas mener sa vie, éreintée de contingences, harassée de présent : ne jamais ressembler à ce que la mort convoite. Après de longs dialogues murmurés pendant son agonie, où nous nous sommes aimés, réconciliés, où j’ai jeté aux orties mon arrogance intransigeante d’adolescent, mon père prolétaire et fier de l’être mourut prématurément d’un cancer, j’avais vingt ans. »

Yves Simon, Épreuve d’artiste, dictionnaire intime, Calmann-Lévy, 2007, pp. 75-77.

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