Les méandres de la Moselle – Caroline Babert
31 Rue Saint-Michel Épinal
Elle repart, s’arrête à nouveau un peu plus loin, juste après le magasin de cycles à l’enseigne » Occasion moto » écrite en vieilles capitales poussiéreuses dont il manque le dernier O. Puis elle vérifie l’adresse sur son agenda de poche ; c’est bien ici, au 31, rue Saint-Michel, anciennement faubourg de la Porte-de-la-Fontaine, détruite au XIIIe siècle. Elle détaille, rêveuse, la façade blessée par la fumée noirâtre des poids lourds et des automobiles. Un vacarme effrayant. L’immeuble est curieux, percé de fenêtres basses en ogive, plaqué d’un lourd balcon de fer forgé courant tout le long du premier étage, un immeuble sans âge dont il lui paraît difficile de déceler l’origine et dont les murs rouge lui font confusément penser aux corons du plat pays. Il faut passer le porche et c’est à gauche. La plaque de bakélite noire gravée d’or luit dans la pénombre humide : « Véra Stolypine, professeur de violon. » La vieille dame doit avoir quatre-vingt-cinq ans, peut-être plus. Elle ne sonne pas tout de suite ; elle fait quelques pas dans la cour, sorte de décharge encastrée dans la montagne gréseuse où subsiste une maigre végétation, quelques bouts d’herbe poussant entre les pavés désunis, des buissons tailladés par le vent. Ses yeux vont du réfrigérateur rouillé aux latrines, une cabane de planches noircies. L’odeur d’urine est insupportable. En plein milieu de la courette, une 404 aux yeux crevés achève de rouiller. Plus de roues, des banquettes défoncées, éventrées par endroits, une carcasse de tôle froissée et un volant cassé en deux.
Caroline Babert, Les méandres de la Moselle, Paris, Éditions Ramsay, 1980, pp. 84-85
Bibliographie : Caroline BABERT (1947-2010), journaliste et romancière, a obtenu le prix Erckmann-Chatrian 1980 pour son roman Les Méandres de la Moselle. L’ouvrage retrace la quête d’une jeune parisienne à la recherche de ses origines à Épinal.