La vie, la vraie, au Faubourg des Trois-Maisons
Lieu évoqué : Faubourg des Trois-Maisons, Nancy.
« Le Faubourg des Trois-Maisons, qu’on l’appelle, du nom de sa principale artère qui traverse de part en part. Pourquoi ce nom ? On verra ça plus tard… Mais, bon, c’est plutôt joli, ça fait campagnard et ce n’est pas plus mal, parce que là-bas, la campagne, il faut avoir de l’imagination pour la percevoir… Une dérisoire chiure de mouche, à l’échelle cosmique, mais le centre de l’univers pour la poignée de gens qui y vit.
Le Faubourg des Trois-Maisons, c’est comme la vie, il y a parfois un peu de lumière, beaucoup d’ombre, trop de grisaille, et un tout petit peu de couleurs, mais ça suffit pour qu’on s’y accroche. Le Faubourg des Trois-Maisons, c’est l’enfer de l’automobiliste. Cinq cents mètres de goudron pratiquement infranchissables en une fois. C’est « Indiana Jones et la chaussée maudite ». Un phénomène à mi-chemin entre le champ magnétique et la résultante de la crasse obstination engendrée par la bêtise humaine. Une double entrée en forme de fourche qui vomit de droite et de gauche des automobilistes furibards et haletants. Jusque-là, rien que de très normal. Mais c’est à cet endroit précis que prend corps le phénomène. Mus par une force mal identifiée, peut-être découlant de la tectonique des plaques, tous ces braillards à moteur se retrouvent à vouloir systématiquement accéder à la voie opposées à celle qui les a vus arriver. En clair, ceux qui déboulent de la droite ont instantanément l’irrésistible envie de passer à gauche, contrariant les desseins de ceux qui, venant de la gauche, ne rêvent qu’à une chose, aller à droite. Je vous jure que ce phénomène est réel, il est d’ailleurs parfaitement vérifiable. Si vous passez par là, prenez trois minutes pour observer, et on en reparle. Alors, du coup, ça klaxonne, ça freine, ça redémarre et ça s’insulte, ça perd son temps à s’énerver et à énerver l’habitant du faubourg, le « faubourien » qu’il s’appelle, qui regarde ça en se disant qu’ils feraient mieux de tous prendre le bus. Et tout ce fracas, c’est ça qui donne le rythme du quartier, comme des battements de cœur, jusque tard dans la soirée, moment où il s’endort pour mieux recommencer le lendemain matin, avec tout de même un peu de repos les dimanches, jours fériés et périodes de vacances scolaires.
Et puis, bien sûr, il y a la vie, la vraie, accrochée de part et d’autre de ce tumulte goudronneux. Des boutiques à l’ancienne, mais de moins en moins, avec le patron sur le pas de la porte, toute bedaine dehors et moustache au vent pour les uns, mise en plis et chemisier brodé pour les autres. Et ça fait des « Bonjour Madame Bidule » ou des « sale temps pour la saison », et parfois même des « prenez-en donc une livre pour goûter », qui tentent de survivre non sans mal au cœur de l’incessante course benhuresque des chars de métal. Il y a des boulangers, nombreux, qui se battent les clients à grands coups de promotions, il y a des bistrots, moins qu’avant, qui vivent au rythme des coups de bourre du matin, du midi et du soir et des coups de blues de leurs piliers de zinc entre-temps. Il y a les coiffeurs, surtout les coiffeuses d’ailleurs, légères et gracieuses derrière leurs grandes vitrines, virevoltant en regardant hautainement les badauds collés au carreau comme des limaces déboussolées. »
Sylvain Sellier, Faubourg des Trois-Maisons, Néreïah éditions, p.10 et 11.