La guêpe
Lieux évoqués : Point Central, rue Saint-Jean
« Oui, l’ambiance devenait difficile. Au Point Central, plus gros lieu de circulation du centre-ville, au premier étage du café la Lorraine situé face à Gillet-Lafond, un gramophone au grand pavillon cuivré déversait d’une voix nasillarde de la propagande antisémite : « Vous reconnaîtrez les Juifs à leurs oreilles écrasées, leurs lèvres lippues, leur nez crochu… ».
C’était un après-midi d’été 42. Nous allions ma mère et moi chez l’employeur de mon père, y livrer le travail de celui-ci et recevoir la paye. On m’y avait donné de petits fascicules d’images d’Epinal illustrant des contes de Perrault. En sortant, repassant devant le café et réentendant le slogan assassin, j’avais senti, ma main dans celle de ma mère, sa propre terreur se couler dans mes veines. Nous remontions la rue Saint-Jean. J’étais une fillette habillée comme toutes celles de l’époque, en robe à smocks à fleurettes bleues, avec un col Claudine. Mais une fillette terrorisée. Ma mère m’acheta, à la boulangerie qui faisait l’angle, un pain au chocolat pour me réconforter. Chaude et ensoleillée, c’était une belle journée : l’on m’avait offert des contes. Ma mère accéléra le pas pour rentrer plus vite à la maison, se replier dans un endroit protecteur. Mais l’insouciance des enfants est immense, leu inconscience tragique. De retour à la maison, je courus à la fenêtre applaudir une fanfare allemande qui passait dans la rue. Ces tambours, ces cuivres brillants, ces chants au pas cadencé me ravissaient. Ma mère m’attrapa et me donna une fessée. Elle frappait, la mère Goldberg, parce qu’elle avait du tempérament, qu’elle avait peur, et qu’à cette époque, toutes les mères frappaient les enfants. Les raclées ont fixé mes souvenirs. La fanfare allemande me valut de prendre une bonne claque et d’aller au lit : ma mère m’y colla avec un crayon et un couteau pour le tailler, qui bien sûr m’entailla le doigt. Soixante ans après, j’en porte encore la marque. On n’applaudit pas les bourreaux. […]
Ce fut une nuit dense, pivot de ma mémoire. Mamie léger m’avait couchée sur un canapé au dossier bombé, rayé de jaune et de noir. J’étais comme sur une guêpe, immense et inquiétante, fixe dans le silence nocturne. Mes grands yeux ouverts sur l’ombre contemplaient les murs de la salle à manger, très conscients de l’acte qui venait de se jouer. Une douleur de plomb engourdissait mes bras. Les enfants sont comme les animaux, ils pressentent les choses ; Je savais que je ne les reverrais jamais. »
Charlotte Goldberg, La Guêpe, La Dragonne, 2002.
iconographie : wikipédia