Sous l’eau
Lieu évoqué : pont des fusillés, Nancy
Sous l’eau
« L’Algérie n’est jamais loin. Elle revient par à-coups, dans une douleur lancinante.
Un jour d’adolescence. J’ai 14 ans en 1998. Je suis avec mon père sur le pont des fusillés, à Nancy. J’éclate en sanglots. Mon père à l’air désemparé. Quand je pleure, c’est toujours par éruptions. Je n’arrive pas à parler. Il me prend la main et la tapote doucement, tente de sécher mes larmes. Je crie.
« C’est insupportable ce qu’il a dit, Jacques, sur les arabes ! »
Jacques est un petit homme recroquevillé, cheveux gris et barbichette mal peignée. Son « bon copain » commente l’actualité en « Arabie » puis discourt sur les « Arabes » en général, « arriérés », « islamisés », « figés dans le passé », bien différents des kabyles, « un peuple fier », « plus proches des européens », « plus éclairés », « plus spirituel ». Mon père le tourne en dérision : si les kabyles sont spirituels c’est parce qu’ils vivent dans les montagnes, plus proches du ciel ! Je ne saisis pas son ton moqueur. Je suis blessée, mon père s’est rendu complice. Qu’il vomisse seul sur les arabes, ce Jacques ! Mon père essaye de temporiser. Jacques est pied-noir, il a dû quitter le pays et ne s’en est jamais remis. C’est sa manière à lui de gérer la nostalgie. Jacques en veut aux « Arabes » de lui avoir « volé » son pays. Vol… ou restitution, plutôt ?
« Il ne s’en est jamais remis, comme toi ?
Non, mon père, c’est une toute autre histoire d’exil. »
Dorothée-Myriam Kellou, Nancy-Kabylie, Grasset, 2023
Iconographie : Wikipedia