Journal de voyage – Michel de Montaigne

Publié par bmi d'Épinal le

Plombières

Lendemain matin, nous vînmes dîner à Plombières, quatre lieues. Depuis Bar-le-Duc, les lieues reprennent la mesure de Gascogne et vont s’allongeant vers l’Allemagne, jusqu’à les doubler et tripler enfin. Nous y arrivâmes le vendredi 16ème de Septembre 1580, à deux heures après midi. Ce lieu est assis aux confins de la Lorraine et de l’Allemagne, dans une fondrière, entre plusieurs collines hautes et coupées qui le serrent de tous côtés. Au fond de cette vallée naissent plusieurs fontaines, tant froides naturelles que chaudes. L’eau chaude n’a nulle senteur ni goût, et est chaude tout ce qui s’en peut souffrir au boire, de façon que M. de Montaigne était contraint de la remuer de verre à autre. Il y en a deux seulement de quoi on boit. Celle qui tourne le cul à l’orient, et qui produit le bain qu’ils appellent le Bain de la Reine, laisse en la bouche quelque goût doux comme de réglisse, sans autres déboires, si ce n’est que, si on s’en prend garde fort attentivement, il semblait à M. de Montaigne qu’elle rapportait je ne sais quel goût de fer. L’autre, qui sourd du pied de la montagne opposite, de quoi M. de Montaigne ne but qu’un seul jour, a un peu plus d’âpreté, et y peut-on découvrir la saveur de l’alun. […] Ce bain avait autrefois été fréquenté par les Allemands seulement ; mais, depuis quelques ans, ceux de la Franche-Comté et plusieurs Français y arrivent à grande foule. Il y a plusieurs bains, mais il y en a un grand et principal, bâti en forme ovale, d’une ancienne structure. Il a trente-cinq pas de long et quinze de large. L’eau chaude sourd par le dessous à plusieurs surgeons et y fait-on par le dessus écouler de l’eau froide pour modérer le bain selon la volonté de ceux qui s’en servent. Les places y sont distribuées par les côtés, avec des barres suspendues à la mode de nos écuries, et jette-t-on des ais par le dessus pour éviter le soleil et la pluie. Il y a, tout autour des bains, trois ou quatre degrés de marches de pierre à la mode d’un théâtre, où ceux qui se baignent peuvent être assis ou appuyés. On y observe une singulière modestie, et si est indécent aux hommes de s’y mettre autrement que tout nus, sauf un petit braiet, et les femmes sauf une chemise. Nous logeâmes à l’Ange, qui est le meilleur logis, d’autant qu’il répond aux deux bains. Tout le logis, où il y avait plusieurs chambres, ne coûtait que quinze sols par jour. Les hôtes fournissent partout du bois pour le marché, mais le pays en est si plein qu’il ne coûte qu’à couper. Les hôtesses y font fort bien la cuisine. Au temps de grande presse, ce logis eût coûté un écu le jour, qui est bon marché. La nourriture des chevaux à sept sous. Toutes autres sortes de dépenses à bonne et pareille raison. Les logis n’y sont pas pompeux, mais fort commodes, car ils font, par le service de force galeries, qu’il n’y a nulle sujétion d’une chambre à l’autre. Le vin et le pain y sont mauvais.

Montaigne, Journal de voyage, Paris, Edition Arléa, 1992, pp. 15-18

En savoir plus sur l’auteur

Biographie : De septembre 1580 à novembre 1581, Montaigne voyage en Europe afin de soigner ses crises de coliques nephrétiques. Son Journal de voyage, retrouvé dans une malle en 1770 relate le récit de ce long périple entreprit par l’auteur à 48 ans en Italie par l’Allemagne et la Suisse. Les pages concernant les Vosges sont parmi les premières du manuscrit, auquel il manque la page de titre et les premiers feuillets. Pendant dix-sept-mois, Montaigne fera halte dans les villes d’eaux célébrées depuis l’Antiquité, où à chaque fois, il éprouvera la vertu des bains et des douches. C’est le cas notamment à Plombières où Montaigne laisse une belle description de l’organisation des bains.

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