Jalousies

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieu évoqué : Nancy, ville neuve

Plan de Thomas Belprey. Crédits bibliothèques de Nancy

« Dans les jours suivants, Sarah ne remarqua rien, ni dans son voisinage, ni chez les commerçants ou les dames de la noblesse qu’elle avait l’occasion de rencontrer. Elle commença toutefois à percevoir des silences dans les boutiques où elle pénétrait. Elle voulait croire qu’elle se l’imaginait, mais l’impression se précisait de jour en jour. On se taisait à son approche, on détournait la tête, on se jetait des œillades en coin. Depuis tant d’années qu’elle vivait à Nancy et qu’elle était la maîtresse de Henri, elle s’était habituée aux petites jalousies qui se trahissaient autour d’elle, chez les femmes en particulier. Elle se gardait bien d’y répondre. Le sentiment qu’elle devinait maintenant lui semblait d’une autre nature, à la fois moins agressif et plus inquiétant, et elle préféra ne pas en parler à son prince.

Mayette et le Frère Esprit avaient ce jour-là emmené les enfants sur le chantier de la ville neuve. Elle-même s’était rendue chez le cordonnier prendre des nouvelles de son jeune protégé. Le Champi apprenait vite et comme il était toujours assis, on ne remarquait plus son pied bot. Il avait près de Jean Aymé le visage d’un ange gardien. Satisfaite, Sarah revint par un itinéraire inhabituel qui la conduisit devant l’atelier de l’ancien charron Mathurin Laurent. Hormis le tour, l’établi à serrer les rais et les ébauches de jantes qu’il conservait précieusement, le local n’évoquait plus rien de l’activité qui avait enrichi son père et fait sa première réputation. Jadis on ne trouvait pas à Nancy meilleur que lui pour donner à la roue son juste dévers et la rendre ainsi plus résistante au va-et-vient provoqué par la démarche des bêtes de trait. Nul mieux que lui ne savait choisir les bois, l’orme pour un moyeu qui ne se fendît pas, le chêne pour les rais, le frêne de haie pour les jantes. Sans cesse sollicité pour des réparations pendant les saisons du labour, des semailles et de la moisson, il n’avait pas de trop des mois calmes d’hiver pour confectionner les roues neuves et les brouettes qu’on lui commandait plus d’un an à l’avance. »

François Martaine, La dame de Nancy, Tallandier, 1992, pp. 153-154

Catégories : François Martaine