Coupable de rien

Publié par Laurence Dupeyron le

Lieux évoqués : Dieuse, Moyenvic

« Si elle ne pouvait les voir, elle entendit au-delà des battements de son cœur, les hommes entrer dans la maison. Entendit la porte violemment battue contre le mur dans un grincement hoquetant de ses gonds et comme jaillies d’une retenue crevée brutalement les voix déversées des hommes, des voix étrangères qui s’entremêlaient, au moins trois distinctes se chevauchant et jetant dans la pièce des mots dissemblables lacérés par une profusion d’autres bruits en cascade, ce qu’elle prit pour des frappements de bâtons ou de cannes sur le sol, et des heurts sourds, celui sans doute d’un des deux bancs basculé à terre, et le froissement des étoffes autour des gestes rudes et celui du cuir des bottes et les semelles sur les galets plats du pavement, des cliquetis de métal et de boucles et dehors les ronflées énervées en rafales des montures tenues à la bride et leurs sabots martelant la neige, tout ce boulevari avant que s’élève enfin, seulement, la voix de la femme qui demandait qui ils étaient, ce qu’ils lui voulaient, et disait que Mattis n’était pas là mais retenu à cause de la neige sur le chemin de Dieuze ou de Moyenvic avec un convoi de charrettes de sel et qu’elle l’attendait et qu’elle était seule dans la maison depuis quatre jours maintenant. Une voix dit que c’était après elle qu’ils en avaient. Elle dit Pourquoi ? Elle dit Pourquoi après moi et qui vous êtes ?

Le visage écrasé contre les rondins du boâchot Colinette vit par les interstices se tordre dans l’âtre les flammes avivées dans le courant d’air et des étincelles montèrent vers elle dans une bouffée épaisse de fumée. Elle ferma les yeux.

La voix dit qu’ils étaient du prévôt d’Arches, le substitut du prévôt agissant au nom de la haute justice de Son Altesse, et une autre voix qu’il était le mayeur de Remiremont, autorisant en sa qualité d’officier de justice du chapitre le représentant du prévôt à ordonner et rendre haute justice en les murs de la ville où la femme Clardot (C’est bien toi ? dit-il) sera enfermée. C’est bien toi ? pressa une autre voix, la première entendue. Elle dit que non, pas Clardot, et la voix rectifia, Colardot, alors elle dit que oui, c’était elle. Elle dit qu’elle n’était coupable de rien, que tout cela recommençait comme avant et que ce n’était là que des menteries honteuses, que ceux et celles qui proféraient ces menteries en seraient punis un jour, et quelqu’un, un des hommes, dit « Ne menace pas, femme Colardot, suis-nous, prends un manteau et suis-nous » ; elle dit « j’ai pas de manteau ! » et elle dit « Ceux qui mentent de la sorte brûleront éternellement pour leurs menteries après leur mort, tu entends, Demange Desmont ? »

Pierre Pelot, C’est ainsi que les hommes vivent, Editions Denoël, 2003, p. 49-50.

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