De la Champagne à la Lorraine
Lieux évoqués : Vaucouleurs, Domremy, Neufchâteau, Longwy
« La ville de Vaucouleurs, dont le village de Domremy dépendait, était le grand passage de la Champagne à la Lorraine, la droite route d’Allemagne et celle aussi des bords de la Meuse, la croix des routes. c’était pour ainsi dire la frontière des partis. Le souvenir de ces jours sans pitié ne put s’effacer jamais. Il existe toujours. On montre encore, près de Neufchâteau, un arbre antique, au nom sinistre, dont les branches ont sans doute porté bien des fruits humains : le chêne des partisans.
Les pauvres gens des marches avaient l’honneur d’être sujets directs du roi, c’est-à-dire qu’au fond ils n’étaient à personne, n’étaient appuyés ni ménagés de personne, qu’ils n’avaient de seigneur, de protecteur que Dieu. Les populations sont sérieuses dans une telle situation, elles savent qu’elles n’ont à compter sur rien, ni sur les biens, ni sur la vie. Elles labourent et le soldat moissonne.
Mais si les princes de Lorraine et de Bar, rivaux eux-mêmes entre eux, furent presque toujours en guerre avec la France, disons à leur honneur qu’ils ne perdirent, toutefois, aucune occasion de se faire tuer pour elle. Dès qu’il y a une grande bataille à livrer contre les ennemis de la France, ils accourent dans nos rangs. Leur histoire est uniformément héroïque : tués à Crécy, tués à Nicopolis, tués à Azincourt, tués à Auray, etc.
La bravoure, l’esprit batailleur, voilà les Lorrains ; ils sont aussi, volontiers, intrigants et rusés. Témoin, ces deux Lorrains que nous trouvons au siège d’Orléans. Tous deux y déploient le naturel facétieux de leur spirituel compatriote Callot : l’un, le canonnier maître Jean qui, de temps à autre faisait le mort, se laissait choir ; on l’emportait dans la ville, les Anglais étaient dans la joie ; alors, il revenait plus vivant que jamais et tirait sur eux de plus belle. L’autre, un chevalier qui fut pris par les Anglais, chargé de fer, et qui, à leur départ, revint à cheval sur un moine anglais.
Nulle province n’est plus française. Soit que vous y entriez à l’Est par l’Alsace ou au Nord par Longwy, vous êtes frappé, dès la frontière, du changement de physionomie. Rien de plus vif, de plus énergique que cette population dont la petite tête porte de si lourds fardeaux ! À Sarrebourg, vous sentez tout à fait la France à l’air éveillé, spirituel des femmes, au petit vin de Moselle… »
Jules Michelet dans Voyage en Lorraine, Patrick Maunand, Éditeur scientifique, 2007