Lieu de lecture
Lieux évoqués : Bar-le-Duc, Commercy.
« Il venait trois ou quatre fois dans le mois, comme si chez moi c’était encore chez lui, ce que je comprenais d’autant plus facilement qu’il n’était pas importun et ne cherchait pas à s’imposer comme s’il était mon associé ou mon tuteur. Je crois surtout qu’il m’était reconnaissant d’avoir métamorphosé et sublimé l’ancienne maison familiale, et d’en avoir fait un nouveau lieu de culture dans la ville. Il ne s’annonçait jamais, et débarquait à l’improviste, généralement vers le milieu de l’après-midi, quand il passait à Bar-le-Duc pour ses affaires. Il m’apportait quelques livres de son père, il savait que je ne les vendrais pas sans son accord, et une boite de Madeleines de Commercy vite englouties avec la bouteille de Gris-de-Toul que j’avais toujours en réserve. Il faisait le tour des rayons, regardait les nouveautés, et nous discutions de l’air du temps comme deux bons amis.
Je m’étais accoutumé à la présence de Pierre, et les habitués de la librairie avaient fini par l’adopter. Il était affable, en venait à tutoyer tout le monde, sauf les femmes, à qui il persistait à faire un baisemain académique en ouverture de son rituel de séduction. Il distribuait les conseils de lecture, atomisait en trois mots un roman qui ne lui avait pas plu, et, de temps en temps, lorsque le vin lui avait stimulé l’esprit, il déclamait les stances de Rodrigue ou ruinait sans vergogne le « Nessun dorma » du Turandot de Puccini. »
Pierre Brasme, Le dernier Seigneur, La Valette éditeur, 2018.