La vallée des anges
Lieux évoqués : Vallée de la Fensch, vallée de l’Orne, Moselle.
« Il fut submergé par le vert et le mouvement de l’eau. Le train qui les amenait sillonnait de longues étendues vert foncé presque noires de forêts qui les plongeaient dans l’obscurité. Puis, sous un ciel pommelé des cours d’eau serpentaient à travers d’immenses plaines d’une coloration plus ou moins prononcée, vert amande, vert olive, vert pistache, vert bouteille, vert d’eau. Sa conscience glissait sur cette tonalité synonyme d’abondance, d’opulence qui manquait tant à son pays. Il fixait cette couleur jusqu’à s’y noyer. Enfin le train s’immobilisa. On les emmena par camion sur leur lieu de travail dans la vallée de la Fensch, de l’Orne, dans la vallée des ange(s) qui dispersait sa poussière d’étoiles sur l’immensité des cités créées : Rosselange, Marange, Nilvange, Knutange, Florange, Uckange, Guénange, Mondelange, Hagondange, Talange…
Au coeur de la vallée s’étendaient des structures métalliques imposantes traversées par des rails. De la terre rouge sortaient des tuyaux, des hauts fourneaux armés de frettes d’acier ayant la forme de deux troncs d’arbre argentés qui s’élevaient vers le ciel en laissant échapper par d’énormes cylindres prolongés par le hall de coulée, des bruits sourds et une fumée grisée.
Tout un enchevêtrement de voies menait à la terre, aux terrils ou aux autres déblais où s’entassaient crassette, bilette, minette, métaux à transformer. Au bout de l’usine, près d’un entrepôt à tôle ondulée, le long de la porte « Moselle » on leur montra l’endroit où ils allaient dormir, un baraquement, des constructions provisoires en planches et en briques qui leur serviraient d’abri durant quelque temps. Pour beaucoup des frères d’Hassan, ce fut la chute. Le froid, l’odeur âcre qui brûlait la gorge, les grincements métalliques incessants, le ciel bas et gris qui les recouvrait, les plongeait dans une obscurité laborieuse et terrifiante. Les ouvriers furent ensuite conduits devant le « le chef » qui leur expliqua les règles au sein de l’usine.
On les compta, puis on les dispersa comme un troupeau. Hassan se rendit avec deux hommes de Taliouine, au laminoir comme il allait le faire pendant trente ans chaque jour. Il se levait tôt, à six heures du matin, souvent il faisait encore nuit, il enfilait son bleu de travail et réveillait ceux qui l’accompagnaient.
À l’usine, tous les ouvriers se saluaient. Algériens, Marocains, Polonais, Italiens, Yougoslaves ou Roumains soudés par la sueur commune, la difficulté des tâches à réaliser pendant la journée. Hassan en tant qu’O.S. du laminoir passait son temps à charger les blooms ou les largets dans des wagons. À cinq ou six ils portaient ces barres encore brûlantes destinées à être acheminées sur rails jusqu’au parachèvement. Les hommes prenaient à la mains les barres, puis montaient la pente et jetaient les largets dans les wagons, en répétant durant huit heures les mêmes gestes. »
Carole Bisenius-Penin, La vallée des ange(s), Éditions Serpenoise, 2011, pp. 39-40.