Journal de voyage – Michel de Montaigne
Abbaye de Remiremont (Place de l’abbaye Remiremont)
Ledit jour 27ème de Septembre, après dîner, nous partîmes et passâmes un pays montagneux, qui retentissait partout sous les pieds de nos chevaux, comme si nous marchions sur une voûte ; et semblait que ce fussent des tambourins qui tabourdassent autour de nous ; et vînmes coucher à Remiremont, deux lieues. Belle petite ville et bon logis à la Licorne, car toutes les villes de Lorraine ont les hôtelleries autant commodes et le traitement aussi bon qu’en nul endroit de France. Là est cette abbaye de religieuses, si fameuse, de la condition de celles que j’ai dites de Poussay. Elles prétendent, contre M. de Lorraine, la souveraineté et principauté de cette ville. MM. d’Estissac et de Montaigne les furent voir soudain après être arrivés, et visitèrent plusieurs logis particuliers qui sont très beaux et très bien meublés. Leur abbesse était morte, de la maison d’Inteville, et était-on après la création d’une autre, à quoi prétendait la soeur du comte de Salm. Ils furent voir la doyenne, qui est de la maison de Ludres, qui avait cette honneur à M. de Montaigne d’envoyer le visiter aux bains de Plombières, et envoyer des artichauts, perdrix et un baril de vin. Ils apprirent là que certains villages voisins leur doivent de rente deux bassins de neige tous les jours de Pentecôte, et, à faute de ce, une charrette attelée de quatre boeuf blancs. Ils disent que cette rente de neige ne leur manque jamais ; si est qu’en la saison que nous y passâmes les chaleurs y étaient aussi grande qu’elles sont en nulle saison en Gascogne. Elles n’ont qu’un voile blanc sur la tête et au-dessus un petit lopin de crêpe. Les robes, elles les portent noires, de telle étoffe et façon qu’il leur plaît, pendant qu’elles sont sur les lieux ; ailleurs, de couleur ; les cotillons à leur poste, et escarpins et patins ; coiffées au-dessus de leur voile comme les autres. Il leur faut être nobles de quatre races du côté de leur père et de mère. Ils prirent congé d’elles dès le soir.
Montaigne, Journal de voyage, Paris, Edition Arléa, 1992, pp. 20-21
Biographie : De septembre 1580 à novembre 1581, Montaigne voyage en Europe afin de soigner ses crises de coliques nephrétiques. Son Journal de voyage, retrouvé dans une malle en 1770 relate le récit de ce long périple entreprit par l’auteur à 48 ans en Italie par l’Allemagne et la Suisse. Les pages concernant les Vosges sont parmi les premières du manuscrit, auquel il manque la page de titre et les premiers feuillets. Pendant dix-sept-mois, Montaigne fera halte dans les villes d’eaux célébrées depuis l’Antiquité, où à chaque fois, il éprouvera la vertu des bains et des douches. C’est le cas notamment à Plombières où Montaigne laisse une belle description de l’organisation des bains.