Les heures sombres
Lieux évoqués : école Braconnot, Parc de la Pépinière.
« J’allais à l’école de l’autre côté du parc de la Pépinière. Un matin de l’hiver 1942-1943, brutalement la porte de la salle de classe s’est ouverte. Revêtus d’un long imperméable vert, le casque enfoncé jusqu’aux oreilles, une plaque en métal blanc suspendue à un collier brinquebalant sur la poitrine, deux gendarmes allemands sont entrés. Le fusil à l’épaule. Notre professeur s’est levé. Un des deux géants lui a tendu une enveloppe. En tremblant, M. Jouvin l’a ouverte. Un nom. Un seul nom : celui de mon petit voisin en culottes courtes à la peau parsemée de taches de rousseur, aux yeux de biche soudain affolés. Machinalement, il a ramassé ses affaires puis, très lentement, nous fixant les uns après les autres avec un inoubliable regard – un appel au secours -, il s’est placé entre les deux cerbères ; sans un mot à part le terrible « Heil Hitler ! », ils sont sortis. Nous sommes restés prostrés.
Bouleversé, M. Jouvin nous a déclaré : « Mes enfants, n’oubliez jamais ce qui vient de se passer sous vos yeux. »
Très souvent j’ai repensé à l’arrestation de mon petit copain juif mais je n’arrivais pas à me rappeler son nom ; jusqu’au jour assez récent où le sénateur de Meurthe-et-Moselle, Claude Huriet, m’a invité à présider le dîner des anciens élèves du lycée Poincaré à Nancy. Le lendemain, sortant du Musée lorrain, je me suis retrouvé par hasard devant le portail de l’école de mon enfance. Appuyé contre la grille j’ai cherché à situer la fenêtre de notre classe et subitement, cinquante ans après, je me suis souvenu : «André Oumanski ! il s’appelait Oumanski et ses parents étaient fourreurs rue Saint-Jean. »
J’ai éclaté en sanglots. Une femme voutée (peut-être la réincarnation de ma grand-mère ?) s’est approchée de moi et m’a demandé : « Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur ? » Je lui ai souri. Pour la remercier.
Je venais de retrouver mes vieux fantômes : « Si le petit André a survécu au “grand voyage“, très probablement, dès son arrivée au camp, les nazis l’auront envoyé directement à la chambre à gaz. Tel était le sort des enfants de moins de quinze ans… »
En 1942-1943, le voyant disparaître, je ne pouvais pas imaginer qu’il était parti là-bas. »
Jean-Marie Drot, Dictionnaire vagabond, Plon, 2003.
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