Journal – Eugène Delacroix
Gare d’Épinal
31 Août, lundi – Parti de Plombières à sept heures du matin. Route avec quatre religieuses : l’une d’elles d’une charmante figure ; souffrant toute la route jusqu’à Épinal. Arrivé vers dix heures.
– Vu l’église. Sombre et d’un gothique assez primitif, très restaurée.
– Chaleur affreuse pour gagner le chemin de fer. Réflexions sur la foule qui se pressait à cette gare de cette petite ville. Ce chemin n’est qu’ébauché, les cloisons ne sont pas posées, et déjà des myriades d’allants et venants s’y pressent. Il y a vingt ans, il y avait probablement à peine une voiture par jour, pouvant convoyer dix ou douze personnes partant de cette petite ville pour affaires indispensables. Aujourd’hui, plusieurs fois par jour, il y a des convois de cinq cents ou de mille émigrants dans tous les sens. Les premières places sont occupées par des gens en blouse et qui ne semblent pas avoir de quoi dîner. Singulière révolution et singulière égalité ! Quel plus singulier avenir pour la civilisation. Au reste ce mot change de signification. Cette fièvre de mouvement dans des classes que des occupations matérielles sembleraient devoir retenir attachées au lieu où elles trouvent à vivre, est un signe de révolte contre des lois éternelles.
Eugène Delacroix, Journal Tome 1, Paris, Éditions José Corti, 1994, p. 1172-1173
Biographie : Le 31 août 1857, Delacroix quitte Plombières pour Epinal, puis Nancy, ce qui lui permet des réflexions sur la ligne de chemin de fer Paris-Epinal, par Nancy, ligne inaugurée par Napoléon III le 26 juin 1857.