Agitation et rancoeur

Publié par Bibliothèques de Nancy le

Lieu évoqué : Pays Haut.

« Tu veux savoir pourquoi je veux crever ? Parce que j’ai perdu toute conviction, toute expectative. J’en ai marre de vos mensonges ! Je n’arrive plus à m’en accommoder. La gauche ! C’était ça le changement magique ? Ça fait vingt ans que je cuivre des rouleaux de feuillards dans des bains d’électrolyse suffocants d’acide, le nez sanguinolent, le crâne emporté dans des douleurs intenses ! Pour améliorer mes conditions, il aurait suffi de céder aux regards vicieux des petits chefs. Mais l’orgueil, celui qui m’a toujours soutenue, m’a fait leur cracher à la gueule !

La rage embrasait tout son être. Je retrouvais l’adolescente insoumise dévorée d’un incommensurable sentiment d’injustice. Elle ralluma une cigarette.

« Comme on se ressemble, pensai-je, nous avons tous deux quarante ans et nous ne sommes toujours pas apaisés. »

L’égalité des femmes ? Reprit-elle. Pipeau menteur ! L’occasion donnée aux petites bourgeoises de s’accaparer d’une part de pouvoir, que les mâles de leur caste s’octroient. Voilà tout ! Pour cela, ils fallait qu’elles s’appuient sur la notion de femme dans sa globalité. Le prix ? C’est nous qui le payons : les ouvrières ! Et cela nous coûte très cher ! Que m’importe qu’à l’avenir, il y ait plus de femmes avocates, députées ou ministres ! Si pour cela il faut sacrifier sur les stèles de la pseudo égalité des sexes les quelques malheureux acquis féminins de la classe ouvrière ! Avant la libération des bourgeoises, le patronat ne pouvait me faire trimer de nuit ! Les tâches lourdes et pénibles nous étaient légalement épargnées ! Les travailleurs des usines et des mines n’ont exploité personne. Ils ont juste essayé de s’en sortir avec nous, leurs compagnes. Non ! Les hommes de la classe ouvrière ne nous ont jamais exploitées, et autant que possible ils ont plutôt tenté de nous préserver. Toutes ces forfaitures politiques de la bourgeoisie se font au nom des femmes, au détriment du peuple. Pour nous, filles du peuple et ouvrières, c’est pire encore ! On s’est bien servi de nous et maintenant les bourgeoises nous chient dessus ! »

Jean-Louis Moretti, L’instinct du jeu sans atout, Éditions des Paraiges, 2016, pp. 146-147.

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